Guillaume Duboisdindien
Contextualisation : Les linguistes ont traditionnellement fait une distinction entre inflexion et dérivation (Allen et Badecker, 2001). Il y a un accord général pour les chercheurs sur le fait que, que les affixes flexionnels ont surtout une fonction syntaxique, tandis que la morphologie dérivationnelle a principalement une fonction lexico-sémantique. Dans le cadre de la morphologie dérivationnelle, les études en neuro-imagerie ont montré que, dans les tâches de reconnaissance, tous les mots dérivés ne sont pas tous soumis à la même manière d’analyser / décomposer des morphèmes dérivés. En effet, différentes propriétés affecteraient la probabilité qu’un mot dérivé soit traité, soit décomposé ou soit stocké comme un mot entier. Certaines de ces propriétés sont liées à la transparence phonologique et sémantique du mot dérivé par rapport au mot de base. Les mots phonologiquement et sémantiquement transparents étant plus sujets au traitement décompositionnel.
Par ailleurs, depuis ces quinze dernières années, un nombre constant d’études collectent des données développementales et envisagent des modèles cognitivo-linguistiques sur le rôle de la morphologie dérivationnelle sur le langage (Reed, 2008 ; St-Pierre, 2009) aussi bien chez l’enfant que – plus marginalement – chez l’adulte. De plus, des pistes de recherche clinique et pédagogique prometteuses explorent des modèles d’interventions des troubles de la morphologie dérivationnelle (objectif primaire ou secondaire – Galuschka & Schulte-Körne, 2016) ou encore du potentiel de la morphologie dérivationnelle à étayer des compétences majeures comme l’orthographe ou le vocabulaire, (comme meilleur prédicteur de la réussite scolaire) ou encore la capacité à générer des formes complexes et à soutenir des mécanismes lexico-sémantiques chez l’enfant ou chez l’adulte (Goodwin & Ahn, 2010 ; Colé et al., 2004 ; Auclair-Ouellet et al., 2017). L’état des connaissances actuelles dans ce domaine pointe cependant le besoin de développer des outils valides sur le plan méthodologique, avec l’objectif que les chercheurs veillent à transférer des données empiriques pertinentes pour permettre aux cliniciens et aux pédagogues afin de développer un protocole de rééducation ou d’enseignement basé sur les études d’intervention/d’enseignement probantes.
Au regard de telles données, la conception d’une base de données spécifiquement orientée en morphologie dérivationnelle du français était cruciale. Toutefois, en parallèle des actions menées par les morphologues, les TAListes et les ingénieurs (lots 1, 2, 3) en vue de développer la base DEMONEXT, il était nécessaire de mesurer en amont (lot 4) de ce projet i) les besoins des futurs usagers de l’outil (validité sociale de l’outil) ; ii) les données issues des matériels habituellement utilisés par les orthophonistes/logopèdes et les pédagogues afin de caractériser leurs atouts et leurs limites et en tenir compte dans l’interface. iii) Enfin, il était nécessaire de proposer des trajectoires d’activités et de stratégies à destination des orthophonistes/logopèdes et des enseignants afin de les accompagner dans l’utilisation de la base DEMONEXT. Plus encore, de contribuer à la diffusion d’informations scientifiques clés dans le domaine de la morphologie auprès de ces professionnels qui sont encouragés à mobiliser des actions pédagogiques ou cliniques basées sur des données probantes.
Axes de recherche du lot 4 : (menés par Georgette Dal & Guillaume Duboisdindien)
Axe 1. Interroger les cliniciens français sur leur connaissance de la morphologie et leurs stratégies de sélection d’un outil pédagogique/d’étayage clinique.
Stratégie : Enquête par questionnaires en ligne (3 sessions)
Répondants : Orthophonistes et étudiants en orthophonie francophones (France, Belgique, Suisse, Canada, Maroc)
Axe 2. Réaliser une revue critique du matériel clinique/pédagogique français orienté en morphologie dérivationnelle.
Stratégie : Développement d’un outil d’évaluation critérié en vue de mesurer les caractéristiques de ces outils cliniques/pédagogiques
Outils sélectionnés : Sur base des catalogues des maisons d’édition spécialisés, sélection de 15 matériels d’étayage pédagogique/clinique spécifiquement orientés en morphologie et/ou morphologie dérivationnelle.
Axe 3. Participer à la diffusion de données scientifiques en morphologie dérivationnelle pour les usagers cliniciens/pédagogues en utilisant la base DEMONEXT.
Stratégie : Revue de la littérature et Programme de Recherche Participative associant chercheurs du projet et cliniciens/pédagogues
Orientations : Réaliser des synthèses d’articles scientifiques en français orientés en morphologie dérivationnelle (études cliniques) + Réaliser des Scénario cliniques/pédagogiques sur base de cas +/- fictifs favorisant A. l’utilisation de la base ; B. la diffusion de connaissances scientifiques (sur base des synthèses préalablement préparés avec des bénévoles) ; C. l’ajustement et l’amélioration des stratégies pédagogiques et cliniques en vue d’établir un protocole de soin ou d’enseignement.
Résultats
Axe A : Enquête DEMONEXT auprès des orthophonistes/logopèdes
Depuis novembre 2020, l’enquête DEMONEXT a mobilisé près de 390 orthophonistes/logopèdes sur l’ensemble des territoires francophones (France, Belgique, Suisse, Canada, Monaco, Luxembourg, Niger). Les premiers résultats de cette enquête, dont les analyses sont toujours en cours, indiquent que 35% des orthophonistes réalisent des interventions ciblant la morphologie dérivationnelle. 10% d’entre eux évaluent leur niveau de connaissance sur ce sujet de niveau faible à très faible et 23% de ce public ont une connaissance générale de la morphologie dérivationnelle. Cependant, l’analyse qualitative des corpus de réponses spontanées sur les types d’activités proposées et sur les connaissances terminologiques et théoriques en morphologie dérivationnelle, suggère que ces manques sont de 10 à 20% supérieures aux lacunes auto-évaluées par les répondants. Les obstacles vécus par les cliniciens de l’enquête et qui se rapprochent de ceux rapportés dans la littérature sont : 1) le sentiment d’illégitimité à développer une méthodologie d’extractions de données probantes et de variables linguistiques pour la pratique ; 2) le manque de formation théorique dans le domaine de la morphologie dérivationnelle ; 3) le manque de temps et de connaissances de l’anglais pour accéder aux écrits scientifiques en langue anglaise ; 4) l’usage préférentiel de dictionnaire en ligne ou de liste de mots dont les variables ne sont pas contrôlés ou contextualisés ; 5) le sentiment d’un décalage marqué (réel et imaginaire) entre la clinique et la recherche ; 6) la difficulté et le manque de temps pour comprendre l’utilisation des bases de données existantes.
Axe B : Analyse critique du matériel en orthophonie/logopédie et pédagogie
Sur base d’une évaluation critériée balayant 6 domaines majeurs de qualité et 22 sous-domaines (grade 0 = incertitude maximale > grade 4 = optimal), les résultats préliminaires de cette étude (disponible en ligne ici) indiquent que les 15 supports de remédiation des orthophonistes/logopèdes et pédagogues francophones orientés en morphologie et en morphologie dérivationnelle présentent des faiblesses dans i) leurs caractéristiques générales, ii) dans la typologie des tâches morphologiques proposées et iii) dans l’efficacité des lexèmes dérivationnels ciblés pour la remédiation.
A titre d’illustration, le critère de qualité 2 Ergonomie et qualités techniques montre que 46,67% (n=7) des matériaux analysés ont obtenu la note 0 dans cette catégorie ; 40% (n=6) ont obtenu la note 2 ou 3, également répartis, et seulement deux matériaux ont obtenu la note 4.
Le critère de qualité 3 Population-cible indique que 60% (n=9) des supports sont au grade 0. 13 % (n=2) se partagent le grade 1 et le grade 2. 27% (n=4) des supports sont classés au grade 4.
Le critère de qualité 5 qui concerne la validité théorique du matériel indique une majorité de grade 0 avec un score de 73 % (n=11), 13 % (n=2) des supports ont obtenu le grade 2 ; un support a obtenu le grade 3 et un seul support a obtenu le grade 4.
Par ailleurs, les instructions pour les activités morphologiques (adaptation de la Taxonomie de Berthiaume et al., 2010) sont principalement orientées vers les tâches de dérivation (tâche A) et les tâches d’analyse structurelle (tâche B). Cependant, 13 des 15 supports ont révélé qu’une majorité des tâches proposées correspondaient à plus d’une catégorie de sous-tâches ou n’étaient pas assez spécifiques pour être formellement étiquetées par les chercheurs de l’étude. De plus, il n’est pas explicitement indiqué si ces tâches doivent être réalisées à l’oral ou à l’écrit, ou les deux. Sauf dans les deux matériels qui obtiennent un très bon score dans leurs caractéristiques générales.
Enfin, en étudiant plus en détail les lexèmes fréquemment utilisés dans ces outils de remédiation, les occurrences analysées ne résistent pas à un examen structurel et diachronique. En effet, le patron morphologique inX très fréquemment utilisé dans ces matériels, n’est pas productif en français, sauf avec les bases déverbales en -able. Ainsi, la pertinence des lexèmes les plus fréquents préfixés par in- dans les supports orthophoniques/pédagogiques est discutable. Des lexèmes comme INHUMAIN ou INJUSTE, comme relevés dans notre étude, ne sont pas de bons stimuli primaires (tâche A). En particulier, l’analyse spécifique des occurrences dérivées utilisées a remis en cause les logiques des deux supports de remédiation qui présentaient les meilleures caractéristiques globales. Le contexte de la tâche (tâche A ou B) semble être en opposition avec les lexèmes cibles proposés dans la plupart des supports. Du moins, cela pose la question de savoir si ce sont bien les mécanismes morphologiques qui sont engagés dans ce type de tâche associée à ce type de schéma, ou si elle n’active pas cognitivement les compétences mnésiques ou le stock lexical de l’enfant (en gardant en tête les biais liés aux inégalités d’accès au lexique, consulter étude française de Rassel et al., 2020).
Ces données indiquent, qu’une analyse critique des supports à usage pédagogique et clinique est pertinente pour permettre aux orthophonistes et aux enseignants de faire des choix éclairés et fondés sur des preuves dans leur pratique et dans les supports qu’ils utilisent. Des études supplémentaires devraient être envisagées dans cette direction, ainsi que le développement de la recherche à l’interface de l’expertise linguistique et des besoins cliniques.
Axe C : Scénarios cliniques et sensibilisation à l’usage de la base de données DEMONEXT et à l’approche EBP
Plusieurs actions de sensibilisation aux données scientifiques et cliniques sur le domaine de la morphologie dérivationnelle ainsi que sur l’utilisation de la base de données DEMONEXT, ont été engagées ou sont encore en cours.
La diffusion de synthèses d’études en français :
Pour l’équipe des chercheurs interdisciplinaires du projet DEMONEXT, l’engagement vers un programme de diffusion des données scientifiques à destination du public de cliniciens mais également de pédagogues, de familles et de patients/élèves est une opportunité exaltante. Le respect de tous les savoirs et la reconnaissance de la diversité et de l’égalité de ces savoirs, qu’il s’agisse de celui du chercheur ou des acteurs de la clinique et de la pédagogie, est une condition sine qua non à un engagement durable au sein de ce programme de recherche de l’Agence Nationale de la Recherche.
C’est dans cette volonté de diffusion et de transmission, que nous proposons un corpus d’une vingtaine de synthèses d’articles scientifiques en français à orientation clinique et/ou pédagogique en libre accès et téléchargeables sur le site DEMONEXT. Une synthèse d’article a pour objectif de contribuer à la diffusion de données probantes en français pour les cliniciens et les pédagogues francophones dans le cadre du Programme de Recherche Participative DEMONEXT- Nous rappelons que ce document ne remplace pas un avis d’expert. Enfin, des podcasts de conférences destinés aux orthophonistes maîtres de stage à l’Université de Lille (T.M. Tran), sont également diffusés en ligne.
La diffusion de scénarios cliniques en français :
Trois scénarios cliniques sont actuellement en cours de finalisation (diffusion juin 2022) afin de permette aux cliniciens et aux pédagogues de contextualiser une approche de soin/d’enseignement en s’appuyant sur des données probantes d’une part et sur des données authentiques de patients/élèves d’autre part. Un exemplaire de tutoriel est déjà disponible ici (Cattini & Duboisdindien, 2019). Ces scénarios ont l’avantage de présenter des méthodes pas à pas (capsules vidéos à l’appui) pour i) présenter la décision clinique basée sur les goûts/plainte/besoins du patient ; ii) présenter l’utilisation de la base DEMONEXT et le recours à d’autres bases françaises en vue de contrôler les variables mesurées et les cibles d’intervention selon l’objectif de soin (fréquence, âge développemental, imageabilité etc.) ; iii) de modéliser des consignes et des activités en progressif, depuis la séance d’introduction à un nouvel affixe à la séance restitutive, en passant par une illustration de séance intermédiaire. Une étude clinique utilisant la base DEMONEXT est par ailleurs en cours pour un jeune adulte présentant un trouble des apprentissages du langage écrit (Duboisdindien, Cattini & Dal). Des exemples de mini-leçons reprenant des formes dérivées de la base seront également présentés pour un cas clinique afin d’aider les pédagogues dans la constitution de supports pédagogiques en classe.
Pour aller plus loin :
De manière générale, la base de données DEMONEXT a le potentiel d’accompagner les pédagogues et les cliniciens sur plusieurs plans réflexifs afin de sécuriser leur pratique professionnelle. Tout d’abord en offrant un outil spécifiquement dédié aux requêtes de mots dérivés en français développés par des morphologues, des TAListes, des psycholinguistes et des cliniciens. La validité sociale et théorique de la base est garantie par un ensemble de stratégies scientifiques et cliniques qui tiennent compte des limites que représentent la morphologie dérivationnelle pour ces usagers et des moyens d’accompagnement pour les contourner (notices d’informations, connaissances théoriques et techniques clés, capsules pédagogiques, fichiers pédagogiques). Ensuite en proposant des scénarios réalistes et contextualisés basés sur des données sur le plan clinique/pédagogique plutôt que des cahiers d’activités/jeux ou encore de simples listes de mots issus de la base qui seraient détachés de leur contexte d’utilisation. Ces scénarios reprennent le même canevas afin de garantir la réplication de ces actions et ainsi renforcer l’apprentissage des usagers qui ne seraient pas à l’aise avec l’utilisation de la base, la constitution de listes de mots pour mesurer les performances de l’apprenant/du patient, l’appétence pour des illustrations concrètes de ce qui peut être entrepris avec DEMONEXT. Les limites de l’outil sont également abordées en toute transparence en proposant des illustrations vidéos pour combiner les mots issus de DEMONEXT aux variables issues des bases de données offrant des critères de sélection complémentaires qui n’étaient pas dans les objectifs de DEMONEXT (variable de fréquence, d’imageabilité par exemple). Enfin, par son action directe auprès des usagers en promouvant un Programme de Recherche Participative ou encore des séminaires dédiés à l’intérêt de la morphologie dérivationnelle dans des actions pédagogiques et cliniques. D’autres stratégies intéressantes pourraient étayer ces modalités en vue de toucher le plus grand nombre, notamment en développant des formations à l’utilisation de la base et des séquences d’ateliers en e-learning.